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Inverser la logique de production des entreprises

Michaël V. Dandrieux

Les entreprises ainsi que les biens et les services qu’elles produisent façonnent aujourd’hui l’environnement naturel, social et politique. Elles ont une influence profonde sur la vie quotidienne, les habitudes, attentes de la société, les rapports entre les gens, la santé, le langage et la culture. Elles sont en cela un acteur incontournable de la civilisation.

Historiquement, la mise en marché des biens et des services répondait en priorité à des nécessités de besoin. Progressivement, le maintien sur le marché de ces biens ou de ces services parfois devenus inutiles, ou surnuméraires, n’a plus répondu qu’à des nécessités de performance économique.

Récemment, néanmoins, une amorce de prise de conscience pousse certaines entreprises à ajuster leurs modes de production, encore souvent frileusement, de façon à limiter les externalités négatives inhérentes à cette production. Dans une logique de RSE, elles tentent de compenser leurs impacts négatifs, notamment environnementaux, en polluant ou détruisant le moins possible, ou au mieux en promettant un bilan à somme nulle qui n’entame pas le capital de la planète. 

 

Mais le but de toute entreprise humaine devrait être de rendre le monde plus habitable. L'habitabilité est cette expérience particulière, éprouvée lorsqu’un espace propice à la vie semble nous inviter à y prolonger la nôtre. Selon les lieux, ses critères varient drastiquement:  le climat, la situation géographique et géopolitique, la densité de population, les ressources, la qualité de l’air, mais aussi l’accès à la culture, la licence d’exprimer son art ou la capacité de l’espoir sont quelques exemples des multiples facteurs qui permettent de définir le degré d’habitabilité d’un lieu.

 

Que se passerait-il si une entreprise n’essayait plus de simplement compenser ses extractions de ressources dans un jeu à somme nulle, mais qu’elle décidait plutôt d’asservir sa production à l’accroissement de l’habitabilité du monde ?

Que se passerait-il si l’objectif premier d’une entreprise n’était plus la valeur qu’elle extrait de la commercialisation d’un bien ou d’un service, mais la volonté première de contribuer au bien commun et à rendre le monde plus habitable ?

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Passer d’une industrie d’extraction à une industrie de la vie.

Vers une nouvelle “raison d’être” de l’entreprise : d’abord et avant tout, rendre le monde plus habitable.

Michaël V. Dandrieux

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MON IDEE

L’idée est d’inverser la philosophie de la production des entreprises. Au lieu de simplement tenter de limiter ou compenser les externalités négatives inhérentes à son activité, l’entreprise ferait de la contribution à l’habitabilité du monde son objectif primordial, en considérant le profit généré non plus comme une fin en soi mais comme un moyen d’investir continuellement pour mener sa mission d’utilité publique. La rémunération de ses collaborateurs et de ses actionnaires pourrait pleinement participer de cette logique, si leur apport est nécessaire à la réalisation de cette mission. Au final, la production de cette entreprise (des vêtements, des boissons, des services de mobilité…) deviendrait les externalités de cette mission, et l’entreprise devrait trouver la meilleure manière de les mettre en marché afin de continuer à pouvoir remplir sa mission principale.

 

Prenons un exemple qui permet de mieux comprendre cette logique d’inversion de la philosophie : ​Imaginons un terrain en Champagne.

La priorité est de maintenir la fertilité de son sol pour maximiser l’habitabilité de la région. Le travail d’une entreprise pourrait être d’y faire pousser de la vigne en utilisant des techniques de cultures respectueuses de l’environnement et un savoir-faire efficace pour maintenir la fertilité du terrain sur le long terme. L’exploitation de la vigne, la production de vin de champagne, et sa commercialisation sont alors un effet collatéral bénéfique qui permet de générer un profit qui sera utilisé notamment pour continuer à investir pour maintenir les sols dans une fertilité pérenne qui contribuera à améliorer l’habitabilité de la planète.

L’entreprise ainsi créée n’a plus comme objectif premier le profit tout en tentant de limiter les externalités négatives de son activité, ni même la production et la vente de champagne. Son objectif premier est la conservation des sols, et les bénéfices réalisés grâce à la vente des spiritueux sont devenus une externalité positive qui permet de garantir la vie de cette entreprise à mission, sur le long terme.

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COMMENT CA FONCTIONNE ?

Préambule : Il s’agit de toute façon d’un processus long qui fera émerger une nouvelle vision du rôle des entreprises avec le temps. Il est irréaliste que l’inversion de la philosophie de production puisse être appliquée par des mesures coercitives. Il faut compter sur une prise de conscience des consommateurs qui feront naturellement davantage confiance à une entreprise qui a réalisé cet effort avec sincérité et transparence.

 

Prérequis : il va nous falloir sortir du récit possibiliste qui consiste à considérer que tout ce qui est possible doit être fait et qu’il faut proposer impérativement quelque chose qui n’existe pas encore, le plus vite possible. La croyance actuelle est que tout ce qui n’est pas fait doit être fait et que si ça marche, c’est que c’est bien. Ce n’est pas parce qu’une compétence donnée existe qu’il faut forcément la mettre à profit. Le philosophe italien Noberto Bobbio se demandait : « Si la fin justifie les moyens, qu’est-ce qui justifie la fin ? ». Si l’on parvenait à justifier réellement l’objectif premier d’une activité par son utilité vitale, seules les compétences qui visent l’amélioration de l’habitabilité du monde devraient être mises au service de la force productrice des humains.

 

Comment agir individuellement ?

 

Accroître la connaissance de notre environnement immédiat.

Recréer un lien d’attachement au monde et comprendre les mécanismes de notre interrelation à la nature. Connaître notre milieu, nos savoir-faire, les conséquences de nos technologies. S’informer et faire preuve de curiosité pour avoir un esprit critique et éclairé sur ce qu’on consomme.

Ce dont nous avons besoin c’est d’une pratique de la proximité, du soin, de l’attention. Pour prendre soin de la terre, il suffit d’apprendre à la connaître. L’objectivation de l’environnement et de la nature, concept par ailleurs inventée au XVIIe siècle européen, la négation de l’interdépendance de l’homme avec la nature, la médiation des machines, la séparation des destins biologiques qui unissent l’humain à l’ensemble de son monde, nous ont peu à peu privés des moyens de connaître le monde. Or on ne s’occupe pas bien de ce qu’on ne connaît pas bien.

Il est dans la nature humaine de se détacher des systèmes en faillite. Maintenir un lien d’attachement fort avec un système qui périclite, c’est être vulnérable et fragile. Il nous faut trouver le courage de comprendre et de connaître notre milieu, notre environnement, notre impact, pour changer les choses même si le constat peut être douloureux.

Cette connaissance plus profonde nous aidera notamment à mieux choisir les marques dont nous serons clients, à titre individuel.

 

Evaluer l’habitabilité d’une zone et lister nos actions possibles sur cette habitabilité.

Commencer par estimer avec objectivité quelles sont les conditions de vie de notre environnement, en termes de santé, de climat, de propreté, de situation géopolitique, etc. ? Puis se poser la question de savoir comment une entreprise ou une organisation en général peut agir, et quelles compétences peuvent être mises au service de l’amélioration de ces conditions ?

POUR ALLER PLUS LOIN

On pourrait imaginer une assermentation officielle pour valoriser les entreprises qui s’attèlent à résoudre un problème ou à contribuer à une meilleure habitabilité : tout comme une entreprise peut devenir B-Corp si elle s’applique avec soin à limiter et à compenser ses externalités négatives, elle pourrait acquérir un label spécifique en passant au travers d’une liste de questions qui montrerait qu’elle s’attaque à un bon problème, que son action est vitale.

 

Quels pourraient par exemple être les objectifs primordiaux des entreprises qu’on considère comme vitaux ?

Ils sont extrêmement nombreux et variés : intégrer les migrants, maintenir ou recréer la fertilité des sols, redynamiser le marché du travail dans des zones sinistrées, promouvoir un mode de vie sain, ajouter de la beauté et de la couleur dans une ville bétonnée, réintroduire des espèces menacées, etc.

 

On pourrait également imaginer une action individuelle de la part des employés d’une entreprise qui pourraient questionner massivement son employeur pour pousser le comité de direction à repenser sa logique de production. 

A long terme, avec un accompagnement des salariés à poser les bonnes questions et à s’informer précisément sur les externalités de leurs entreprises, un changement de paradigme est envisageable.

 

On peut aussi commencer, si on aime le vin, par se rendre dans n’importe quel bar à “vin nature” du monde, et entamer une discussion avec le taulier sur la philosophie du “vin nature”, afin, au lieu de “savoir à peu près ce qu’on boit”, “savoir enfin qui nous buvons”.

Plus d'informations ici : http://eranos.fr/fr/a-propos

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BIO

Michaël V. DANDRIEUX Ph.D est sociologue, il appartient à la tradition de la sociologie de l’imaginaire. Il est co-fondateur du cabinet de conseil Eranos, qui voue son activité à réconcilier l'entreprise et la société. Il est enseignant à Sciences Po Paris (Ecole de Management et d'Innovation), et Directeur éditorial des Cahiers européens de l'imaginaire (CNRS éditions). Son travail porte sur les rationalités apparement irrationnelles qui structurent la société : les mythes, le rêve, la confiance, l'espoir.

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